Institut Jean Nicod

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Les Conférences Jean-Nicod : promouvoir les interactions entre la philosophie analytique et les sciences cognitives en France

                    

          

              

Entretien avec le philosophe de l’esprit Pierre Jacob.

Les Conférences Jean-Nicod de philosophie cognitive sont destinées à faire connaître au public universitaire les apports réciproques de la philosophie aux sciences cognitives et des sciences cognitives à la philosophie. Le récipiendaire du Prix Jean-Nicod prononce quatre conférences qui sont converties en un livre publié par MIT Press. 

Pierre Jacob, directeur de recherche émérite au CNRS et premier directeur de l’Institut Jean-Nicod, revient sur la création de ce Prix, il y a 28 ans, par un petit groupe de philosophes passionnés (dont lui), dans une France où la philosophie analytique était et reste très minoritaire.

              

La lente émergence de la philosophie analytique en France

On ne peut séparer la création des Conférences Jean-Nicod du développement récent de la philosophie analytique en France. Depuis le début du vingtième siècle, la philosophie européenne s’est divisée entre une tradition dite « continentale » (dont la philosophie allemande est une composante majeure) et une tradition dite « analytique » (prépondérante dans les pays de langue anglaise). Pierre Jacob les définit comme suit : « La philosophie continentale est la philosophie dominante en langue française. Comme le savent les bacheliers français qui y sont exposés en terminale, la philosophie continentale est avant tout une discipline historique tournée vers l’exégèse de la pensée des grands philosophes qui nous ont précédés. La philosophie analytique, elle, est tournée vers la résolution de problèmes ou la dissolution de faux-problèmes et non pas vers l’exégèse. De surcroît, on associe souvent la philosophie analytique à l’ascension sémantique qui nous permet de parler non seulement des choses réelles ou imaginaires auxquelles nous faisons référence avec les mots, mais aussi des mots grâce auxquels nous faisons référence aux choses ». Il ajoute que « cette dualité a succédé, en la déformant, à l’opposition classique, dans l’histoire de la philosophie des 17ième et 18ième siècles, entre le rationalisme incarné par Descartes, Leibniz ou Kant et l’empirisme défendu par Locke, Berkeley ou Hume. La controverse portait sur les meilleurs moyens de connaitre le monde extérieur. Les empiristes soulignaient le rôle de l’observation, et les rationalistes celui des idées mathématiques abstraites, dans la connaissance de la réalité »

Tout change après Kant à la fin du 18ème. Kant voulait comprendre les conditions de la connaissance scientifique du monde physique, alors incarnée par la mécanique de Newton. « Au fond, son message fondamental était que la connaissance scientifique suppose qu’on ne perde pas le contact étroit avec l’expérience, c’est-à-dire, en termes contemporains, la démarche expérimentale. Il pensait que si la raison spéculative éprouve une irrésistible inclination à outrepasser les limites du domaine de l’expérience, elle le fait à ses risques et périls ! En tout cas, elle renonce à la connaissance scientifique de la réalité. Et lorsque la raison sort du domaine de l’expérience, elle ne peut échapper à des antinomies ou des contradictions, qui ne sont pas solubles par la raison spéculative. Il pensait que par respect pour la rationalité, lorsqu’on sort de l’expérience, il convient de remplacer les questions purement spéculatives de la raison théorique par les questions morales de la raison pratique, c’est-à-dire examiner quelles sont les conditions fondamentales d’une évaluation morale objective ».

Au cours du 19eme siècle, cette définition kantienne du domaine de la connaissance scientifique objective a fait réagir les idéalistes et romantiques allemands qui se sont opposés à ces limites. « Les idéalistes (dont Hegel) considèrent que soumettre le domaine de la raison théorique au domaine de l’expérience est une erreur. La bonne philosophie doit être franchement spéculative : elle doit s’épanouir en s’émancipant des limites de l’expérience, réservées à la simple science : celle-ci calcule, comme le dira plus tard Heidegger, mais ne pense pas vraiment … ». 

Cependant, à la fin du dix-neuvième siècle, la logique connait une révolution que Kant lui-même n’avait pas du tout anticipée. « Il pensait en fait que toute l’étude du raisonnement logique avait été close par Aristote. Or, les philosophes et logiciens Gottlob Frege (qui était allemand) et Bertrand Russell (qui était anglais) ont précisément créé une nouvelle logique pour exprimer les vérités arithmétiques et codifier les raisonnements de l’arithmétique qui outrepassaient les limites expressives de la logique aristotélicienne. Frege et Russell ont de surcroît proposé de résoudre ou de dissoudre les problèmes philosophiques traditionnels, grâce à la nouvelle logique. Ainsi est née la philosophie analytique qui démarre donc en Allemagne avec Frege, se développe et s’épanouit en Angleterre, juste avant et après la Première Guerre Mondiale, avec notamment la publication par Russell et Whitehead (entre 1910 et 1913) des Principia Mathematica, qui est vraiment la bible de cette nouvelle logique. Puis, dans les années 1920-1930, la philosophie des sciences devient le moteur de la philosophie analytique : dans les grandes villes d’Europe centrale (Vienne, Berlin, Prague) émerge le courant dit du positivisme logique dont le but principal est d’élucider la différence entre la science et la métaphysique. Ses partisans sont chassés d’Europe par les nazis et émigrent dans les pays anglophones ». 

               

Un groupe d’amis passionnés par l’interface entre la philosophie et les sciences cognitives

« Dans les universités françaises où l’enseignement de la philosophie est surtout tourné vers l’histoire, ni l’application de la logique aux problèmes philosophiques ni l’ascension sémantique ne suscitent un emballement général. La philosophie analytique y reste très discrète et minoritaire. Jusque bien après la Deuxième Guerre Mondiale, l’influence de la philosophie allemande dominée par Hegel, Husserl et Heidegger écrabouille paradoxalement la philosophie française. Paradoxalement, puisqu’entre 1870 et 1945, la France et l’Allemagne ont connu pas moins de trois conflits meurtriers ». Au cours des années 1960, la philosophie analytique commence néanmoins à être introduite dans le monde universitaire français par le travail de chercheurs et professeurs comme Jules Vuillemin, Gilles-Gaston Granger ou Jacques Bouveresse, mais toujours dans une démarche plus proche de l’histoire de la philosophie que dans une réelle approche analytique.

Puis en 1982, un groupe de chercheurs attirés par la philosophie analytique, dont les linguistes Gilles Fauconnier et Dick Carter, les philosophes François Recanati et Daniel Andler, le chercheur en psychologie cognitive, Juan Segui, les anthropologues cognitifs Dan Sperber et Scott Atran, ou encore Pierre Jacob lui-même, décident de se réunir tous les vendredis matin. « Nous étions amis, avec pour point commun d’être intéressés par la philosophie, la linguistique et le développement de la recherche en sciences cognitives. Nous avions aussi en commun d’avoir séjourné ailleurs qu’en France, ce qui était rare à l’époque, dans un contexte académique et universitaire où nous étions tous exposés à une autre manière de faire de la philosophie et des sciences humaines que dans l’université française ». Ils forment alors le groupe de discussion The Friday Group. « On se réunissait, quelqu’un présentait un papier et on le découpait en rondelles ! L’idée était vraiment de développer une discussion argumentative sur les hypothèses, la validité des arguments, sur comment est-ce que la conclusion suivait ou ne suivait pas les prémices… C’est la démarche caractéristique de la philosophie analytique ». 

Sept ans de discussions plus tard, en 1988, ces chercheurs venus de disciplines différentes se voient offrir la possibilité d’intégrer une seule et même unité CNRS : le CREA (Centre de recherche en épistémologie et en autonomie), dirigé par le polytechnicien Jean-Pierre Dupuy. « Nous acceptons avec joie de nous retrouver dans un même groupe de recherche, abrité au quartier latin près de la rue Descartes, que nous vénérons (rires) ! C’est la première fois que des gens qui se reconnaissent vraiment dans la tradition de la philosophie analytique, qui ont l’habitude de discuter intensément entre eux et qui se posent des questions voisines et complémentaires se retrouvent ensemble dans une même équipe ». Ce sera une équipe de philosophie analytique, nourrie de toutes les disciplines apportées par les différents membres. « Certains d’entre nous, dontDan Sperber et Scott Atran, avaient une culture interdisciplinaire impressionnante. Les travaux de Dan, par exemple, se situaient à l’interface entre la philosophie du langage, la philosophie de l’esprit, la pragmatique linguistique, la psychologie cognitive et l’anthropologie cognitive ». 

           

La création des Conférences Jean-Nicod de philosophie cognitive

Au début des années 90, l’équipe du CREA se caractérise donc par son intérêt pour l’interface entre la philosophie analytique du langage et de l’esprit et les recherches en sciences cognitives.

« La philosophie du langage (à ne pas confondre avec la linguistique) se pose des questions sémantiques et pragmatiques très générales sur les rapports entre le langage et la réalité et sur la contribution du langage à la communication entre un locuteur et son auditeur. 

La philosophie de l’esprit étudie la formation des pensées complexes à partir de leurs constituants et elle compare le véhicule, la forme et le contenu des représentations mentales impliquées respectivement dans le raisonnement, les différentes formes de perception et l’action. 

Les sciences cognitives sont un rassemblement de disciplines scientifiques dont la psychologie, la linguistique, l’intelligence artificielle, l’anthropologie, les neurosciences et même certains secteurs de la physique. Si les modes d’administration de la preuve sont différents entre ces disciplines, elles partagent le but d’étudier la manière dont les individus sont capables d’exploiter les ressources cérébrales à l’oeuvre dans la perception, la mémoire, le raisonnement, la communication etc., pour construire leur représentation du monde ».

Cette ambition interdisciplinaire rencontre néanmoins trois problèmes : « premièrement, du point de vue institutionnel, nous faisions un genre de philosophie (analytique) qui n’était pas tellement développée en France. Ensuite, nous, les philosophes analytiques des sciences cognitives, n’étions pas des chercheurs expérimentaux. Nous avions donc aussi le souci d’être reconnus et pris au sérieux par les scientifiques des sciences cognitives, qui voulaient des manips, des résultats expérimentaux.Enfin, nous nous intéressions aux sciences cognitives et la communauté scientifique française n’avait pas encore pleinement pris conscience du potentiel des sciences cognitives ».

L’idée de combiner des disciplines variées autour du projet commun de comprendre l’esprit ou le cerveau humain remonte aux années 50. « Elle s’est vraiment développée aux Etats Unis, en Angleterre et d’autres pays comme la Hollande… mais en France, il y avait un retard à l’allumage très important. Les physiciens, biologistes, chimistes, mathématiciens, les scientifiques importants des sciences « dures » en quelque sorte ont pris plus de temps qu’ailleurs à réaliser le potentiel scientifique des sciences cognitives ». 

C’est dans ces conditions que le groupe du CREA décide de créer des Conférences annuelles régulières destinées à faire connaitre leur domaine de recherche dans la communauté française. Ces Conférences de « philosophie cognitive » sont destinées à mettre en lumière les apports réciproques de la philosophie et des sciences cognitives. « Les Conférences ont été ainsi créées dans l’idée de dire que les scientifiques peuvent apprendre des philosophes et, surtout, que les philosophes peuvent apprendre à réfléchir sur des questions philosophiques à partir des découvertes expérimentales des sciences cognitives ». Le conférencier s’engageait à donner une suite de quatre conférences ouvertes au public qu’il rassemble ensuite en un livre publié par MIT Press.

Quant au nom des Conférences et du Prix, le groupe choisit celui de Jean Nicod. « C’était un logicien et philosophe analytique français, élève de Russell et mort prématurément. Il avait écrit un livre formidable sur la géométrie intuitive, paradigme du genre de philosophie que nous voulions développer. Son nom était symbolique car c’était l’un des rares philosophes analytiques français de l’entre Deux Guerres ». En 2001, les anciens membres du groupe du Vendredi quittent le CREA pour fonder une nouvelle unité CNRS-EHESS-ENS nommée Institut Jean-Nicod pour les mêmes raisons que le furent les Conférences de philosophie cognitive. 

« Au cours de l’année 2021, deux membres du groupe du Vendredi, Dick Carter et Gilles Fauconnier, nous ont malheureusement quittés. Parmi les rescapés, François Recanati est professeur au Collège de France, les autres ont atteint l’âge canonique de l’éméritat ». 


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