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Mis à jour
01 avril 2022
IJN

Le langage égalitaire entre les sexes est-il vraiment égalitaire ?

Pour certain, le langage et l’écriture égalitaires sont des outils indispensables pour améliorer la visibilité des femmes dans l’inconscient et agir sur les biais sexistes inhérents à notre système linguistique asymétrique. Pour d’autres, ce sont des alourdissements dramatiques, dangereux et inutiles de notre langue. Alors quel est l’effet réel des langages égalitaires sur nos représentations des genres ? L’article How Fair Is Gender-Fair Language? Insights from Gender Ratio Estimations in French,” publié dans le Journal of Language and Social Psychology propose d’apporter un éclairage à cette question.



Entretien avec Hualin Xiao, récemment diplômée d’un doctorat en sciences cognitives à l’Institut Jean-Nicod et première auteure de la publication.

Comme beaucoup d'autres langues, le français a un système de genre grammatical basé sur le sexe où les noms personnels ont souvent des formes masculines et féminines distinctes, comme dans caissier et caissière.  Ces deux genres grammaticaux sont utilisés de manière asymétrique. En effet le genre masculin peut assumer un rôle générique : nous l’utilisons lorsque nous parlons d'un groupe de personnes comprenant des hommes et des femmes, ou lorsque le sexe des personnes du groupe est inconnu. La forme féminine, en revanche, est exclusivement utilisée pour faire référence à un groupe comprenant uniquement des femmes.

C’est relativement à ces formes linguistiques traditionnelles stéréotypées masculines que l’idée d’un langage égalitaire (ou encore non-sexiste, épicène, neutre, ouvert, inclusif, …) se développe. « L’'idée du langage égalitaire entre les sexes est de rendre la langue française plus inclusive en rendant le genre féminin plus visible, comme on le voit dans les formes à double genre (caissiers et caissières) et à point médiant (caissier·ère·s), explique Hualin Xiao. Cette dernière forme est également connue sous le nom d'écriture inclusive par la communauté française ».

Le langage égalitaire : une solution indispensable pour plus d’équité ou un alourdissement inutile de la grammaire ?

Depuis une dizaine d’années, la revendication d’un langage plus égalitaire, avec notamment l’écriture inclusive est particulièrement forte chez les féministes de la troisième vague. Dans le sens de cette revendication, la féminisation des noms de métiers a été acceptée par l’Académie française en 2019. Cependant l’utilisation des langages et écritures égalitaires divise : en mai 2021, l’écriture inclusive est par exemple officiellement interdite d’usage au sein de l’éducation nationale alors même que plusieurs universités l’avaient officiellement adoptée.

Au sein des discussion autour de ces formes linguistiques, l'un des débats les plus animés consiste à savoir si l'utilisation de génériques masculins laisse les femmes sous-représentées dans l'esprit des locuteurs de la langue. « Certains s'inquiètent du fait que les femmes et les rôles des femmes dans la société sont moins visibles lorsque la langue montre constamment le genre masculin, explique la jeune chercheuse. Mais cette préoccupation n'est pas partagée par tous les francophones. Certains pensent au contraire que les formes linguistiques ont peu d'influence sur la façon dont les gens pensent aux rôles de genre […] et qu’il n'est donc pas nécessaire d'utiliser un double genre plus long ou une forme non conventionnelle, délibérément inventée, comme le point médian ». En France, les formes plus fortes de scepticisme visent spécifiquement l’écriture inclusive, particulièrement controversée. « Les opposants à cette forme soutiennent qu'elle porte atteinte à l'orthographe de la langue, et crée des confusions et des obstacles dans l'apprentissage de la lecture et de l'écriture ». L’effet concret du point médian est pourtant mal connu, « notre étude est la première à tester empiriquement l’effet de la forme controversée de l'écriture inclusive » précise Hualin Xiao.


 


L’écriture égalitaire favorise la visibilité des femmes dans notre langage et notre esprit



La forme linguistique influence-t-elle ou non nos perceptions du genre ? C’est la question que se sont posée Hualin Xiao et ses collèges. Pour y répondre, ils ont sélectionné des participants de langue maternelle française vivant en France et les ont répartis dans trois groupes aléatoires (selon la méthode de « l'essai contrôlé randomisé »). Les participants ont lu un court texte sur un rassemblement dans lequel des groupes professionnels étaient présentés soit au masculin pour le premier groupe, soit au double genre pour second, soit par l’écriture inclusive pour le dernier groupe. Immédiatement après la lecture du texte, les participants ont été invités à estimer le pourcentage de femmes présentes à ce rassemblement. « Nous avons testé une variété de groupes professionnels afin de nous assurer que tout effet observé se généralise à l'ensemble des professions. »

L'étude montre alors que, par rapport à la forme masculine, les deux formes linguistiques égalitaires augmentent le pourcentage estimé de femmes, quel que soit le type de profession. Les auteurs ont observé une augmentation globale pour les professions équilibrées entre les sexes ou « neutres » (ex : musicien·ne·s, acteur·trice·s ou employé·e·s de banque), les professions stéréotypées femme (ex : couturier·ère·s , assistant·e·s maternelle ou esthéticien·ne·s) et celles stéréotypées homme (ex : éboueur·euse·s, electricien·ne·s ou mathématicien·ne·s).

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Figure 1. Pourcentages estimés de femmes dans les professions équilibrées entre les sexes en fonction de la forme linguistique


Une meilleure représentativité des femmes pour une vision plus précise de la réalité ?

Par cette favorisation de la représentation des femmes dans l’esprit des lecteurs, ces formes linguistiques égalitaires induisent-elles une estimation plus précise de la réalité ? C’est la seconde question que se sont posés les auteurs de cette étude, première à tester empiriquement l'influence de la langue sur l'exactitude des perceptions de la répartition des sexes dans diverses professions.

Hualin Xiao explique que selon le type de professions, les formes linguistiques ont des effets différentiels sur l'exactitude des ratios de genre perçus : « les participants ont sous-estimé le pourcentage de femmes dans les professions neutres après avoir vu la forme masculine, mais leurs estimations étaient exactes lorsque les professions étaient présentées par les formes égalitaires ». Par contre, pour les professions stéréotypées hommes, l’utilisation de la forme masculine a induit des estimations exactes, tandis que celle des formes égalitaires a eu tendance à provoquer une surestimation du pourcentage de femmes dans ces professions. « Enfin pour les professions stéréotypées femmes, les participants des trois conditions ont sous-estimé le pourcentage de femmes » conclue la chercheuse.

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Une recherche complexe de solutions pour un changement social vers l’égalité des sexes

« L'objectif de mes recherches est de comprendre l'inégalité entre les sexes, notamment ses origines, les forces qui contribuent à sa persistance et les conditions d'un changement social vers l'égalité des sexes, explique Hualin Xiao. En tant que moyen de communication, le langage peut transmettre nos pensées sur le genre, nos croyances sur le rôle du genre, nos stéréotypes et nos attitudes à travers les cultures et d'une génération à l'autre. Il est tout à fait naturel de se demander si la langue joue un rôle dans l'inégalité entre les sexes ».

Dans un effort pour élucider cette question, cette étude montre que le langage égalitaire accroît la visibilité des femmes dans notre langage et notre esprit. « On a plus de chances de penser aux rôles des femmes dans un groupe professionnel lorsqu'il est présenté par des formes linguistiques égalitaires » Résume Hualine Xiao, qui ajoute toutefois que la relation de cause à effet n'est pas encore claire : « lorsqu'ils sont présentés sous leur forme masculine, les professions pour lesquelles le biais masculin le plus important a été constaté s'avèrent être celles dominées par les femmes. Cependant, on constate que les génériques masculins induisent des perceptions exactes des rapports de genre dans les professions dominées par les hommes. Ainsi, on ne sait toujours pas si et comment l'utilisation de génériques masculins a réellement conduit à la sous-représentation des femmes dans les domaines dominés par les hommes ».

Pour la jeune chercheuse, cette étude révèle des compromis à trouver entre l'équité entre les sexes et l’exactitude des rapports de genre perçus, lorsque ces concepts s'opposent dans les opinions des gens sur les formes linguistiques les plus souhaitables. « Par exemple, les partisans d'un langage équitable entre les sexes doivent mettre en balance les inconvénients orthographiques évidents de la forme en point milieu et son avantage potentiel en termes de précision de la représentation par rapport à la forme en double genre ».

Originaire de Chine, Hualin Xiao a été diplômée en décembre dernier d’un doctorat en sciences cognitives à l'ENS-PSL sous la direction de Brent Strickland (IJN, ENS) et Sharon Peperkamp (LSCP, ENS) en soutenant la thèse "Gender in language and gender in the social mind". Motivée par ses observations sur le fait que les femmes ne peuvent pas jouir des mêmes droits à l'éducation et à la participation économique et sociale que leurs homologues masculins, la jeune docteure explique se sentir obligée de comprendre ce problème et d'essayer de trouver une solution. « Mes recherches doctorales sont centrées sur le langage et les préjugés de genre. Plus précisément, je mène des expériences de psychologie pour étudier les influences des formes linguistiques et du stéréotype de genre sur les représentations mentales du genre des personnes, et j'étudie empiriquement comment l'idéologie morale des individus sur l'égalité des sexes affecte leurs perceptions du biais de genre à l'embauche ».

 

   ALLER PLUS LOIN

     Hualin Xiao, Brent Strickland, and Sharon Peperkamp, 2022 “How Fair Is Gender-Fair Language? Insights from Gender Ratio Estimations in French,” Journal of Language and Social Psychology

     Page membre d’Hualin Xiao sur le site de l’Institut Jean Nicod