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Mis à jour
25 novembre 2021
LSP

Le traitement implicite de l’ambiguïté des sons révélé par la réponse pupillaire

La perception de notre environnement s’accompagne habituellement de la notion du caractère plus ou moins certain de ce que nous percevons. Toutefois, dans certains cas une dissociation se produit : il arrive que nous soyons certains du caractère univoque d’un stimulus donné, alors même qu’il en existe plusieurs interprétations concurrentes, y compris pour un même participant. 

Dans une étude qui vient d'être publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences et menée dans le cadre du projet AMBISENSE financé par l’Agence Nationale de la Recherche, une équipe de chercheurs composée de Jackson Graves et Daniel Pressnitzer du Laboratoire des Systèmes Perceptifs, Paul Egré de l'Institut Jean Nicod, et Vincent de Gardelle de l’École d’économie de Paris, montre que face à certains stimuli ambigus, la réaction de la pupille révèle une réponse d’incertitude au niveau physiologique, sans que les sujets aient conscience du caractère ambigu du stimulus au niveau métacognitif.

Figue
Figure. Après avoir écouté deux sons, les participants devaient dire si le changement de hauteur entre les sons était vers le haut (grave-aigu) ou vers le bas (aigu-grave). Même quand la direction de ce changement est ambiguë, les auditeurs répondent sans hésitation, et sans avoir conscience de l’ambiguïté. Par contre, les pupilles des participants se dilatent, montrant qu’ils traitent activement l’ambiguïté, mais de façon inconsciente.


Lorsqu’on écoute une personne qui parle dans un environnement bruité, ou lorsqu’on lit un panneau distant, les limites de notre perception auditive ou visuelle peuvent mener à l’incertitude sur l’interprétation d’un mot. Typiquement, dans ces situations, nous sommes capables de détecter, à un niveau métacognitif, la présence d’une incertitude. Plus rares et plus intéressants sont les exemples d’ambiguïté cachée : quand notre perception est associée avec un grand sentiment de confiance, alors que la fiabilité de nos interprétations est limitée. Tel est notamment le cas pour deux exemples apparus sur les réseaux sociaux ces dernières années : le son dit « Laurel/Yanny », un même son de parole perçu comme « Yanny » ou comme « Laurel » selon les participants, et l’image dite de « La Robe », perçue comme noire et bleue ou comme dorée et blanche selon les personnes. 

Dans leur étude, les chercheurs ont utilisé des stimuli auditifs qui suscitent le même genre d’ambiguïté cachée : deux tons de Shepard (de composantes fréquentielles uniquement constituées d’octaves) présentés consécutivement, qui dans certains cas induisent un mouvement ambigu, montant ou descendant, en termes de fréquence. Un même auditeur peut donc parfaitement donner des interprétations différentes à chaque présentation de la même paire de tons, tout en étant très confiant sur sa réponse à chaque fois. Ainsi, l’auditeur ne se rend pas compte qu’un même stimulus suscite la réponse « ça monte » ou la réponse « ça descend » d’une occasion à l’autre.

Toutefois, même si l’ambiguïté n’est pas accessible à la conscience, elle est traitée par d’autres parties du système perceptif. En effet, l’étude montre que même s’ils ne ressentent pas d’incertitude subjective, les participants ont une pupille qui se dilatent lors de la présentation de ces stimuli ambigus, et que cette dilatation pupillaire est liée à la variabilité des réponses comportementales. 

La dilatation de la pupille en réponse à des facteurs cognitifs tels que l’effort mental, l’incertitude ressentie, et la variabilité des réponses, a été documentée dans de nombreuses situations, notamment depuis les travaux du psychologue Daniel Kahneman dans les années 1960. Ce signal pupillaire reflète, entre autres, la noradrénaline émise dans le tronc cérébral et diffusant dans le cortex pour augmenter l’éveil cognitif. L’originalité de cette nouvelle étude est de montrer que ce signal cognitif de dilatation pupillaire est observable quand les participants varient leurs réponses même s’ils ne ressentent pas d’incertitude subjective. Cela suggère que dans certains cas, nous traitons l’incertitude inhérente à notre perception sans même en être conscients. Le signal pupillaire pourrait donc être utile pour identifier des cas d’incertitude perceptive qui ne sont pas décelables sur la base du rapport verbal fourni par un sujet sur son expérience en première personne. Ou encore, comme le résument les auteurs, « nos yeux en savent plus que parfois notre Je » (The eye knows something that the I doesn’t).

 

Jackson Graves, Paul Egré, Daniel Pressnitzer, Vincent de Gardelle (2021). An implicit representation of stimulus ambiguity in pupil sizePNAS, 118 (48) e2107997118. doi:10.1073/pnas.2107997118

Contacts :
Jackson Graves - jackson.graves@ens.fr
Paul Egré - paul.egre@ens.fr
Daniel Pressnitzer - daniel.pressnitzer@ens.psl.eu
Vincent de Gardelle - vincent.de-gardelle@univ-paris1.fr