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Raconte-moi ta thèse #8 | La désorientation temporelle des voyageurs en situation perturbée sur le réseau de transports de la RATP par Bastien Perroy

Raconte-moi ta thèse

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05/04/2022

Bastien Perroy est doctorant à l’Institut Jean-Nicod et à la RATP, sous la direction du philosophe Roberto Casati, dans le cadre d’une thèse CIFRE en philosophie des sciences cognitives. Il étudie la désorientation temporelle des voyageurs en situation perturbée sur le réseau de transports de la RATP.


Ma thèse porte sur la désorientation que peuvent vivre les voyageurs des transports en commun lors de situations perturbées inopinées, comme les interruptions de trafic. On a tous un souvenir d’avoir été bloqué dans un métro, un RER, un bus, ou un tram à l’arrêt. On a durant ces moments un inconfort voire un sentiment de panique sur la suite des événements en cours, ainsi que les décisions à prendre pour la poursuite de notre itinéraire. J’expertise pour la RATP dans le cadre d’une thèse CIFRE les facteurs et les caractéristiques cognitives de cette désorientation. Ma majeure est la philosophie des sciences cognitives, où je fais l’intégration conceptuelle de la littérature scientifique. La dimension empirique est également centrale dans ma thèse, notamment pour articuler scientifiquement les différentes hypothèses de mon travail et leur donner du poids, mais aussi pour pouvoir générer des standards cognitifs pour l’information voyageurs de la RATP et contribuer à une orientation plus intuitive sur le réseau.


La désorientation spatiale : le cas prototypique

Une partie de l’expérience subjective lorsque l’on se sent perdu durant une interruption de trafic ressemble à ce que l’on peut vivre dans des environnements beaucoup moins abstraits pour l’esprit, comme une forêt. L’orientation qui y prend place est beaucoup plus purement spatiale, là où les transports en commun portent en eux différentes temporalités et frontières institutionnelles et modales pour lesquelles le voyageur doit également s’orienter.

Les sciences cognitives ont éclairé avec beaucoup de précision les différents réseaux neuronaux qui encodent les différentes variables nécessaires à la navigation spatiale. On se sent désorienté lorsque ces réseaux du cerveau n’arrivent plus à fournir une représentation stable de l’environnement spatial. On parle notamment de « carte mentale » pour parler de l’intégration des différentes variables que traquent notre cerveau : reconnaissance des lieux, maintenance d’une grille spatiale, direction de notre tête au sein de l’environnement, entre autres. Lorsque l’on se sent désorienté, c’est cette carte mentale qui se désagrège et nous porte à confusion. On perd confiance en soi. L’environnement autour de nous peut soudainement nous paraître oppressant. On peut prendre des décisions d’apparence irrationnelles, qui sont largement étudiées dans le domaine de la recherche de personne disparus.


© Paul Chauvin - Usagère guidée par une agent de la RATP


La désorientation temporelle : le domaine des transports en commun

Ce cas prototypique d’orientation dans l’espace nous sert d’ancrage pour étudier la désorientation dans d’autres domaines, comme l’orientation temporelle, sociale, ou politique, où les connaissances scientifiques sont moins avancées. On sait qu’il y a une large superposition, mais pas totale, des aires cérébrales où l’on constate de l’activité lors de tâches d’orientation dans différents domaines. L’étude comparative (avec son lot de similitudes et de dissemblances) est donc pertinente pour opposer et comprendre comment la désorientation s’instancie subjectivement dans différents domaines.

Dans notre quotidien avec les transports en commun, c’est le temps, plus que l’espace, qui nous intéresse prioritairement. En général, les gens reconnaissent que l’on se perd assez peu spatialement sur le réseau Francilien : un pictogramme coloré de ligne est toujours à portée de vue à n’importe quel endroit des stations, ce qui permet de téléguider le voyageur sans qu’il ait à se poser trop de questions. A l’opposé, ce qu’une interruption de trafic vient très souvent remettre en question, c’est le sentiment de confiance d’arriver à l’heure à destination. Lorsque le métro s’arrête, et que nous n’avons pas encore d’information sur la reprise du service, nous perdons le sentiment réassurant de présence et de cohérence des étapes de l’itinéraire de voyage jusqu’à notre arrivée. Si cette arrivée est également un entretien d’embauche, une réunion importante, ou une correspondance pour un train long ou un avion que « l’on ne peut pas rater », alors toute une palette émotionnelle négative et variée caractérise l’expérience vécue. D’apparence intuitive pour le sujet adulte, l’orientation dans le temps s’acquiert tardivement dans l’enfance, et se dégrade rapidement dans beaucoup de maladies neurodégénératives chez les personnes âgées. Cette faculté est loin d’être innée et basique. Il existe donc un vrai enjeu à adapter l’information communiquée dans ces moments de fragilité cognitive pour en faciliter la compréhension.


Twitter : un terrain d’enquête propice au mass transit

Il n’est pas nécessairement évident de retrouver dans la foulée d’une situation perturbée les voyageurs désorientés pour conduire des enquêtes qualitatives et quantitatives. Les contraintes d’enquête in situ sur le réseau sont nombreuses, notamment dans une période pandémique. C’est pourquoi j’utilise Twitter comme terrain d’enquête, qui est une source de données encore relativement peu valorisée dans la recherche en sciences des transports. La RATP dispose d’un compte Twitter par ligne du réseau, où elle communique en temps réel sur les perturbations qui ont lieu. Des millions de tweets sont échangés chaque année entre la RATP et les voyageurs Franciliens. Dans le cadre de ma thèse, j’extrais l’ensemble des tweets échangés avec ou à propos de la RATP depuis 2012, date à partir de laquelle la RATP s’est structurée sur Twitter. De manière exploratoire, j’essaie de classifier en masse les tweets témoignant d’une expérience de désorientation sur les fils conversationnels à propos de situations perturbées. Enfin, ces utilisateurs peuvent constituer un panel intéressant pour mener certaines enquêtes de réplication de nos connaissances à propos de la désorientation spatiale dans le contexte des transports en commun, pour peu que d’importantes variables socio-démographiques soient contrôlées.


 Mosaïque de tweets échangés entre la RATP et ses usagers à propos des dysfonctionnements sur les lignes



Pour en savoir plus :

  • Fernandez Velasco, P., Casati, R., 2020, Subjective disorientation as a metacognitive feeling, Spatial Cognition & Computation, DOI :10.1080/13875868.2020.1768395
  • Fernandez Velasco, P., Perroy, B., & Casati, R. 2021, The collective disorientation of the COVID-19 crisis. Global Discourse: An interdisciplinary journal of current affairs, 11(1-2), 1-2.v
  • Gauthier, P. van Wassenhove, V., 2016, Cognitive mapping in mental time travel and mental space navigation, Cognition, DOI : https://doi.org/10.1016/j.cognition.2016.05.015



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