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Mis à jour
26 mai 2021
IJN

Rencontre avec le philosophe de l’esprit britannique, Christopher Peacocke, professeur invité à l’Institut Jean Nicod

Christopher Peacocke est "Johnsonian Professor" à l’Université Columbia et chercheur honoraire à l'Institut de philosophie de l’Ecole des Etudes Avancées de l'Université de Londres. Depuis les années 1970, il a apporté des contributions fondamentales dans de nombreux domaines de la philosophie, et sur des sujets aussi variés que les constantes logiques, les chaînes causales déviantes, l'action, les concepts, l'externalisme, les noms propres, les démonstratifs, la première personne, le soi, la connaissance de soi, le contenu non-conceptuel, le contenu analogique, les conceptions implicites, la connaissance, le rationalisme, ou encore la philosophie de la musique. Il est professeur invité à l’Institut Jean-Nicod ce mois-ci. Sa venue est l’occasion pour la communauté scientifique de bénéficier de l’expertise et de l’expérience de l’éminent professeur à travers un cycle de conférences donné au Département d’Etudes Cognitives de l’ENS. 

Professeur junior de l’ENS à l’Institut Jean Nicod, Denis Buehler s'intéresse à la philosophie de l’esprit, l’action, l’épistémologie et la philosophie des sciences cognitives. Des intérêts de recherche proches de ceux de Christopher Peacocke. Denis Buehler nous présente le philosophe britannique à travers un entretien questionnant ses inspirations, ses travaux et l’apport pour la recherche et l'enseignement qu’offrent les rencontres et échanges entre établissements et entre membres de la communauté scientifique.

PeacockeD.B : Quelles sont les questions, les énigmes ou les problèmes qui animent le plus votre réflexion ?

C.P : Presque tous les sujets sur lesquels j'ai travaillé ont été des tentatives de réponse à des questions du type "Qu'est-ce qui fait qu'une chose est une telle chose ?", ou plus techniquement, "Qu'est-ce qui est constitutif du fait d'être une telle chose ?". Dans le cadre plus spécifique de mes recherches, je me suis posé des questions telles que : "Qu'est-ce qui fait de quelque chose une constante logique ? Une action authentique ? Un contenu conceptuel, tel que la première personne par exemple ? L’expérience d'entendre un certain état mental dans la musique ?". Les questions qui animent ma réflexion correspondent toutes à cette forme. Je suppose qu’elle est caractéristique d'un type général de question philosophique. Toutes les questions philosophiques n'ont pas cette forme, mais c’est le cas d’une grande majorité, et je pense que de bonnes réponses à ces questions peuvent être philosophiquement explicatives.
 

D.B : Vous avez apporté des contributions à de nombreux domaines de la philosophie. Pourriez-vous décrire brièvement celles que vous considérez comme les plus représentatives de votre pensée ? Quelles sont, selon vous, les plus importantes ? Quelles sont celles dont vous êtes le plus fier ?

C.P : Un penseur n'est pas la meilleure personne pour répondre à la question de savoir ce qui, le cas échéant, est le plus important dans son travail. Je ne suis certainement pas Gottlob Frege, mais si vous aviez demandé à Frege, avant qu'il ne reçoive la lettre dévastatrice de Bertrand Russell lui signalant une contradiction dans les Grundgesetze, quelle était la caractéristique la plus importante de son œuvre, je pense qu'il aurait répondu "la réduction de l'arithmétique et de l'analyse à la logique"*. Ce n'est pas ce que nous dirions aujourd'hui (ni probablement ce que Frege aurait dit plus tard dans sa vie) - nous dirions que le plus important dans son travail est la formulation de la logique du premier ordre, la distinction sens/référence et sa conception du sens, ainsi que l'accent mis sur l'indépendance des lois logiques par rapport à l'esprit. 

Il en va de même pour Emmanuel Kant, qui dirait très probablement que l'Idéalisme transcendantal est l'aspect le plus important de ses écrits**. Pourtant, si c'était le seul aspect de sa pensée, je doute que nous réfléchirions autant aux questions qu'il a soulevées. Je dois donc laisser ces jugements aux autres. Mais si on me presse, je dirais que j'espère que le travail sur le Défi de l'Intégration - le défi général de réconcilier la métaphysique et l'épistémologie d'un domaine - et la tentative de le relever pour des cas tels que celui de la Nécessité et du Soi, valent la peine d'être considérés.

* Gottlob Frege (1848-1925) et Bertrand Russell (1872-1970) sont des mathématiciens et philosophes respectivement allemand et gallois, fondateurs de la logique contemporaine.
Frege publie en 1893 les Lois fondamentales de l'arithmétique (Die Grundgesetze der Arithmetik, Volume I), ouvrage majeur de sa vie, dans lequel il formalise les entiers naturels. Neuf ans plus tard, il reçoit une lettre de Russel remettant en cause la base de son travail dans cette œuvre et mettant en lumière ce qui est appelé aujourd’hui le Paradoxe de Russel. 
Imaginez plutôt : un homme barbier doit raser tous les habitants masculins de son village qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-ci. Doit-il se raser lui-même ? S’il le fait, il est en tort, car il ne doit raser que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes ; s’il ne le fait pas, il est aussi en faute, car il doit raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes… C’est le Paradoxe du Barbier, illustration didactique et simplifiée du Paradoxe de Russell.

** L’idéalisme transcendantal est une des doctrines les plus célèbres d’Emmanuel Kant qui aura un grand impact sur la façon dont est pensée la nature de la connaissance dans les réflexions philosophiques. Dans Critique de la raison pure, Il décrit cette doctrine ainsi : « J'entends par idéalisme transcendantal de tous les phénomènes la doctrine d'après laquelle nous les envisageons dans leur ensemble comme de simples représentations et non comme des choses en soi, théorie qui ne fait du temps et de l'espace que des formes sensibles de notre intuition et non des déterminations données par elles-mêmes ou des conditions des objets considérés comme choses en soi ». 


D.B : Malgré le large éventail de questions que votre travail couvre, il donne l'impression d'être systématique. Est-ce le cas, et si oui, comment les différentes pièces s'assemblent-elles ?

C.P : Je pense que l'impression de systématicité dans mon travail a deux causes. Tout d'abord, j'ai tendance à me laisser entraîner dans un nouveau domaine par des questions dérivant d'un domaine dans lequel je travaillais déjà. Il y a plus de quatre décennies (je peux à peine croire ce chiffre !), comme tant d'autres étudiants diplômés des deux côtés de l'Atlantique, je travaillais sur des questions issues du programme de recherche de Donald Davidson *. Voulant creuser son travail un peu plus loin je me demandais "Quelle est la nature de la compréhension linguistique ?", ce qui m’amena à "Qu'est-ce que saisir un concept ?", puis à "Existe-t-il de multiples types de contenu, dont les concepts ne constituent qu'une sous-classe appropriée ?","Comment devrions-nous concevoir la relation entre un concept et la métaphysique de l'entité - individu ou propriété - à laquelle il fait référence ?". J'ai simplement parcouru le chemin qui mène d'une question à l'autre. L'autre cause de l'impression de systématicité est que j'apporte probablement un certain état d'esprit pour répondre à chaque question. D'autres, sans aucun doute, répondraient - et d’ailleurs répondent - aux questions différemment. Si j'ai fini par avoir l'air d'avoir une sorte de système, c'est généré par ces forces, plutôt que par quelque chose que j'aurais appliqué à l'avance.

* Donald Davidson est un philosophe américain, dont l'œuvre eut une grande influence, dans tous les domaines de la pensée, à partir des années 1960, et particulièrement en philosophie de l'action, philosophie de l'esprit et en philosophie du langage.


D.B : Selon vous, quels sont les domaines qui bénéficieraient le plus d'une collaboration entre les philosophes et les scientifiques cognitifs, et comment ?

C.P : Il existe un vaste domaine de collaborations fructueuses possibles entre la philosophie et les sciences cognitives. En voici trois qui me viennent immédiatement à l'esprit, une liste non exhaustive, influencée bien sûr par les sujets sur lesquels je travaille.

(a) Si j'ai raison sur certains aspects de la perception de la musique, elle implique d'entendre certaines caractéristiques de la musique métaphoriquement comme autre chose. La métaphore implique un isomorphisme (il existerait une similitude, une structure commune entre les caractéristiques de la musique et « l’autre chose » que nous percevons), spécifiable par une cartographie. Comment cette cartographie est-elle réalisée dans notre esprit et notre cerveau ? Quelles sont les possibilités d'une telle représentation ? 

(b) Je soutiens, dans certaines de mes conférences ici à Paris, qu'il y a une manière distinctive dont les émotions et d'autres états mentaux sont donnés lorsqu'ils sont entendus dans la musique, une manière qui implique la connaissance de la part de celui qui perçoit de ce qu’est être dans ces états. Les différents états de l'imagination et de la mémoire épisodique (la mémoire des souvenirs, des évènements associés à un contexte de temps, de lieu, émotionnel…) impliquent également ces modes distincts de représentation des états mentaux. Alors comment cela est-il possible dans notre esprit et notre cerveau ? 

(c) Je pense que nous devons faire la distinction entre les explications psychologiques qui sont véritablement computationnelles [qui s’appuient sur les principes de l’informatique théorique] et celles qui semblent l’être, mais impliquent en fait des opérations non computationnelles sur des grandeurs sous-jacentes dans l’esprit et le cerveau. Un exemple familier du dernier cas est la vitesse à laquelle nous comparons la taille relative de deux nombres donnés en notation arabe. Elle est déterminée par notre possession préalable d’une échelle graduée de grandeur analogue, qui représente la taille numérique. Je pense que le phénomène s'applique potentiellement plus largement, et que son application a une signification philosophique et psychologique. J'en parlerai plus longuement dans l'un de mes exposés.

 
D.B : Sur quoi travaillez-vous actuellement, notamment pendant votre séjour au DEC ?

C.P : Je travaille sur tous les sujets abordés dans la série de conférences que je vais faire au DEC et à l'Institut Jean-Nicod en mai : la nature de l'inférence déductive, les différents types d'explication en psychologie, et les relations entre les questions philosophiques et empiriques dans la perception de la musique. Je travaille également sur les sujets de conférences que je donnerai au Collège de France ce mois-çi : la perception de la musique et la perception de l’agentivité ; l'existence, la nature et la signification des normes factives ; et - quelque chose de complètement différent – la portée des preuves de la relation entre la métaphysique et la théorie des concepts sur la défendabilité d'une forme de réalisme moral. 

 

EN SAVOIR PLUS

Sélection d’ouvrages de Christopher Peacocke :

  • The Primacy of Metaphysics (Oxford 2019). 
  • The Mirror of the World : Subjects, Consciousness, and Self-Consciousness (Oxford, 2014) 
  • Truly Understood (Oxford, 2008) 
  • The Realm of Reason (Oxford, 2003) 
  • Being Known (Oxford, 1999) 
  • A Study of Concepts (MIT, 1992)
  • Thoughts : An Essay on Content (Blackwell, 1986)
  • Sense and Content (Oxford, 1983)

Cycle de conférences à l'IJN (14, 25, 28 mai 2021)

Cycle de conférence au Collège de France (5, 12, 26 mai et 2 juin 2021)