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HOMMAGE ǀ Souvenirs de Dick Carter, disparu ce 15 avril, par Pierre Jacob

 

L’Institut Jean-Nicod a l’immense tristesse de vous faire part de la disparition de notre ami et collègue Dick Carter, ancien du MIT, pionnier de la sémantique lexicale et de la théorie du « linking », mais aussi saxophoniste passionné.

Les mots de Pierre Jacob, son ami de longue date, en hommage et en souvenir de Dick :

 

Souvenirs de Dick.

 

Jeudi 15 avril 2021, vers 18h, Patricia Zablit, la femme de Dick Carter m’apprend au téléphone que Dick vient de décéder après avoir été opéré pour une fracture du col du fémur. 

Je suis accablé : d’avoir perdu un ami de plus de quarante ans et de l’avoir revu trop rarement ces derniers temps.

J’ai rencontré Dick à mon retour des USA fin 1978 ou début 1979. Il enseignait à Paris 8, dans le Bois de Vincennes, comme son ami Richie Kayne. Dick et Richie avaient été étudiants dans les années 60 dans le département de linguistique du MIT créé par Noam Chomsky et Morris Halle.

Dick et Richie sont venus enseigner dans le département de linguistique de Paris 8 au début des années 70.

Richie était syntacticien. Dick était sémanticien.

Kayne enseignait la syntaxe générative à Paris 8. À la fin des années 70, son enseignement rassemblait de nombreux linguistes générativistes européens (dont mon ami Jean-Yves Pollock). J’ai rencontré Dick lorsque je suivais l’enseignement de Kayne pour m’initier aux développements de la théorie syntaxique en grammaire générative.

(En avril 1979, lors d’un Congrès GLOW à Pise, Chomsky a prononcé les fameuses conférences sur la théorie du « gouvernement et du liage » et la théorie corrélative de l’apprentissage fondé sur la fixation des paramètres.)

Dick était d’abord un sémanticien : son sujet principal était la sémantique lexicale. Il avait un savoir et un appétit encyclopédique intellectuel et artistique, incluant les sciences cognitives, la philosophie et la musique. Dick était un saxophoniste professionnel.

J’ai énormément appris de Dick. En 1982, nous avons rédigé ensemble l’entrée « Senso/significato » de l’Encycloplédie Einaudi.

En 1984, il a publié un remarquable article intitulé “Sous-catégorisation et régularités sélectionnelles” dans un numéro spécial de Communicationsconsacré à « Grammaire générative et sémantique » qui incluait aussi des contributions de N. Chomsky, J. Higginbotham, R. May, H. Koopman et D. Sportiche, G. Fauconnier (qui nous a quitté lui aussi récemment) et C. Travis.

En 1982, il fut l’un des membres fondateurs du Groupe du vendredi qui réunissait aussi notamment Dan Sperber, François Recanati, Gilles Fauconnier, Daniel Andler et Juan Segui, grâce auquel une salle nous fut octroyée dans le département de psychologie de Paris 4, rue Serpente. Dick incarnait le Groupe du vendredi par sa passion de l’argumentation et ses intérêts à l’interface de la philosophie et des sciences cognitives.

Le tout premier séminaire du Groupe du vendredi fut un exposé sur le paradoxe de Newcomb de Paul Horwich qui passait alors l’année académique à Paris.

Comme les autres membres du Groupe du vendredi, Dick devint membre du CREA en 1988, puis de l’Institut Jean Nicod en 2001.

Je ne peux penser à Dick sans penser à une séance du Groupe du vendredi, rue Serpente, où la célèbre philosophe Ruth Barcan Marcus était invitée à faire un exposé. Dick était assis au fond de la salle et finissait la lecture d’un article du journal Libération étalé sur sa table lorsque Ruth Marcus a commencé son exposé. S’adressant immédiatement à lui, elle l’a interpellé (sans le nommer), en le priant sans ménagement de ranger son journal pendant qu’elle parlait. Tous les participants se sont regardés médusés, sauf Dick qui était plongé dans sa lecture. Lorsque ses voisins lui ont tapoté l’épaule, Dick a levé la tête et replié son journal.

Indifférent aux honneurs académiques, Dick n’était pas seulement un universitaire, c’était aussi un artiste.

Au téléphone, Patricia m’a appris qu’au cours du premier confinement strict de la pandémie du Sars Cov2, au printemps 2020, constatant que Dick pratiquait son saxo dans le bois de Clamart, deux policières l’avaient aimablement prié de bien vouloir rentrer chez lui !

Je crois qu’il écrivait incessamment et que ses exigences à l’égard de lui-même le dissuadaient de soumettre ses écrits à publication.

 

Dick nous manque et va nous manquer cruellement.

 

 

Pierre Jacob


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