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Mis à jour
16 décembre 2021
IJN

L’équipe de recherche « Environnement : concepts et normes » : retravailler le statut de la nature par le droit et l’économie

L’Institut Jean Nicod (IJN) accueille une nouvelle équipe de recherche sur les problématiques actuelles environnementales, dirigée par Sacha Bourgeois Gironde, professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas et membre de l'IJN. L’équipe ECN « Environnement : concepts et normes » s’intéresse à ces thèmes sous l’angle du droit et de l’économie appliqués à la nature. Elle s’intéresse aux structures conceptuelles qui sous-tendent notre cognition environnementale et aux mécanismes institutionnels qui régissent notre relation à l’environnement et aux entités de la nature. Interdisciplinaires, les travaux de la nouvelle équipe multidisciplinaire relèvent de la philosophie, de l’économie, du droit, des sciences cognitives et comportementales, et de l’écologie théorique et appliquée.

Entretien avec les membres de l’équipe ECN.

Donner une valeur économique de la nature : une idée contrintuitive ?

Sacha Bourgeois-Gironde
Sacha Bourgeois-Gironde, directeur de l’équipe « Environnement : concepts et normes » 

Sacha Bourgeois Gironde décrit la naissance de l’équipe comme fruit de la confluence de trois types d’intérêts, partagés par l’ensemble de ses membres actuels. L’un des thèmes principaux étant la volonté de clarifier les discussions autour de la valeur économique des biens environnementaux. « Je suis professeur d’économie, après l’avoir été en philosophie, et cela fait longtemps que je suis les débats théoriques sur les limites de la marchandisation. Les débats se sont cristallisés un temps autour de la notion de répugnance morale, à travers les travaux et les positions de l’économiste Alvin Roth ou du philosophe Michael Sandel, par exemple ». La répugnance morale concerne ce qu’on appelle les transactions répugnantes, définies par Alvin Roth comme les transactions auxquelles certaines personnes aimeraient prendre part et auxquelles d'autres, qui ne sont pourtant pas directement concernées par ces transactions, pensent qu'elles ne devraient pas être autorisées, comme par exemple la marchandisation des reins pour la transplantation1. La répugnance morale exprime donc que « Certaines choses ne doivent pas faire l’objet d’un échange marchand pour des raisons éthiques, et chercher à en estimer une valeur économique contrevient à ces raisons – raisons qui sont relatives, contextuelles, mais éventuellement valides ».

Pour le professeur en économie, cette question de l’attribution d’une valeur économique à des biens qui n’ont peut-être pas vocation à être échangés sur un marché est souvent mal comprise. « Il est analytiquement possible – c’est assez aisé à montrer formellement – de conférer une valeur économique à un bien non marchand donné, et même d’estimer numériquement cette valeur, et en même temps continuer à penser que ce bien est irremplaçable et d’un prix infini ». Ce concept de marché répugnant se retrouve dans les discussions autour de la valeur économique des biens environnementaux, dont on peut penser éthiquement qu’ils ne peuvent pas, ne devraient pas donner lieu à des transactions commerciales.

Dans ce but de clarification, Sacha Bourgeois-Gironde ajoute que l’équipe cherche à développer « des méthodes nouvelles en vue de l’évaluation de la nature, ou d’aspects de la nature qui n’ont pas été pris en compte jusqu’ici à travers les méthodes dites d’évaluation contingente ou de mesure de la biodiversité. C’est un point clé de notre programme de recherche pour les prochaines années ». Le travail d’Eva Wanek s’inscrit dans ce projet : « je suis convaincu que pour développer des mécanismes d'évaluation qui contribuent à une utilisation durable des ressources naturelles, un changement des concepts et des normes concernant l'environnement est nécessaire », explique l’étudiante en thèse, qui s’intéresse au sein de l’équipe aux avancées conceptuelles et méthodologiques récentes en matière de compensation des dommages environnementaux. 


De nouvelles normes pour le statut de la nature : La transition écologique par le droit 

Sacha Bourgeois-Gironde explique que l’’évaluation économique se fonde généralement sur les préférences des individus, « et il y a une interaction inévitable entre les préférences, les normes sociales et les institutions au sens large. C’est notre second axe de travail. Les préférences des individus n'étant pas indépendantes des cadres institutionnels dans lesquels elles s'exercent, il nous faut donc réfléchir à la manière dont les normes juridiques relatives au statut de la nature sont susceptibles d'affecter nos comportements, nos choix, et nos croyances.

Aujourd’hui, l’idée de conférer à des entités naturelles le statut de personne juridique est de plus en plus développée et connaît des concrétisations partout dans le monde : fleuves et glaciers en Inde, fleuve et montagne en Nouvelle-Zélande, lac aux Etats-Unis, forêt en Colombie, ou de la nature tout entière comme dans la Constitution équatorienne. Ces dispositions juridiques intéressent de très près l’équipe : « Ces dispositions ne sont pas identiques entre elles et n’ont pas les mêmes effets pratiques. Mais elles ont en commun de pointer vers un déplacement non-anthropocentrique du droit – un thème qui circule depuis les années 1970 et qui trouve aujourd’hui, dans une période de crise environnementale aiguë, un écho important. A cet égard, je tends à parler d’un nouveau droit de la nature (avec ici un génitif subjectif) en regard d’un droit de l’environnement. Les discussions de notre équipe avec les juristes sont de fait parmi les plus fascinantes ! ».

Nature
Le mont Taranaki en Nouvelle Zélande, le Gange en Inde et la forêt amazonienne en Colombie, devenus personnalités juridiques à part entière (©Google Maps)
Reserve
Dans la « Central Kalahari Game Reserve », au Bostwana, les San sont déplacés vers des camps forcés et contraints de s’adapter à une sédentarisation rapide et violente (©Pixabay)

Le professeur précise que le droit nécessite un processus constant de régulation conceptuelle et d’anticipation des effets pratiques de la norme. « Il faut notamment être sensible aux effets d’éviction. Dans le contexte maori de la personnalisation juridique du fleuve Whanganui2, alors que cet acte juridique pacifie une série de litiges vieux de cent cinquante ans, j’ai pu rencontrer des réactions négatives. L’une d’elle consistait à dire que quand bien même le droit se met à dire ce que « je » pense, je n’ai pas besoin du droit pour me rappeler ce que je pense et m’y confirmer dans mes actions. Plus encore, les droits de la nature vont parfois s’opposer aux droits des peuples autochtones, comme c’est le cas dans une zone centrale du Kalahari où le peuple San s’est trouvé exclu d’un territoire qui lui est vital ». Sacha Bourgeois-Gironde souligne la difficulté des choix normatifs auxquels le droit fait alors face, en expliquant que tout type de législation environnementale implique, sur le plan théorique, deux sortes d’équilibre (ou de déséquilibre) : « un équilibre conceptuel, rendant la nature appréhendable par le droit, et un équilibre pratique, rendant la nature habitable. Il se peut qu’une mauvaise conceptualisation juridique de la nature finisse par rendre nos environnements invivables ».


Un intérêt partagé pour la question de l’eau

Casati
Roberto Casati, chercheur de l’équipe et directeur de l’Institut Jean Nicod

Un facteur essentiel ayant permis l’émergence de cette équipe est l’impulsion que lui a donné Roberto Casati, deuxième chercheur de l’équipe et directeur actuel de l’Institut Jean Nicod, lui-même profondément investi par des interrogations environnementales, qu’elles soient d’ordre ontologique, cognitif, ou comportemental. Il partage avec Sacha Bourgeois Gironde un intérêt commun pour « les éléments hydriques ». Chez Sacha Bourgeois-Gironde, la critique des catégories juridico-économiques régulant nos relations à l’eau, et chez Roberto Casati, le projet d’une reconceptualisation philosophique de l’océan. Dans son ouvrage à paraitre Ocean : A Philosopher’s Journey3, ce dernier propose un nouveau regard sur l'océan dans le contexte de l'Anthropocène. « L'océan est l'acteur principal de la crise actuelle, mais il est pratiquement invisible. Mon livre propose de le désinvisibiliser à travers une nouvelle philosophie. J’y rassemble mon expérience de marin océanique avec deux traversées transatlantiques, et ma longue carrière de philosophe, en passant des récits des routes océaniques aux propositions de nouveaux concepts. ». Le philosophe s’intéresse aux questions variées qui touchent à l’océan : « Qu'est-ce qui le rend spécial pour nous, et pourquoi nous y aventurons-nous ? ». Il étudie les sujets de l’altérité de l'océan, qui n'est pas seulement un espace hostile, mais aussi un espace étranger, du sauvetage en mer ou encore du statut d’hyper-ressource sous lequel nous concevons l’océan et qu’il est urgent de repenser. Dans un autre ouvrage en cours, The Sailing Mind4, Roberto Casati examine notamment la pratique de la voile, sa relation avec la philosophie de l'esprit et l’interaction particulière entre l'homme et la voile qui peut conduire à des voies de recherche inexplorées.

Les deux chercheurs sont particulièrement intéressés par les cas-limites. « Prenons l’exemple des dispositions juridiques relatives aux icebergs, précise Sacha Bourgeois-Gironde, elles ne sont pas les mêmes selon que l’iceberg a vêlé depuis un glacier arctique ou antarctique. Elles varient selon le statut des eaux dans lesquelles dérive l’iceberg. On ne sait pas trop si un iceberg est une épave, une île, ou doit être une entité non judiciarisable comme le sont les nuages qui sont aussi des masses d’eau en mouvement. Ce qui relève des flux, des cycles, des mouvements, de l’atmosphère, des ondes, tout ce qui se tient finalement au cœur des enjeux environnementaux contemporains, offre de fait une série de cas-limites propices aux discussions conceptuelles qui caractérisent le travail de notre équipe ».


Une ingénierie conceptuelle propre à l’Institut Jean Nicod, intégrée à la dynamique environnementale forte déjà présente à l’ENS PSL

« L’Ecole Normale Supérieure et l’université PSL disposent de ressources humaines scientifiques de premier plan pour les thématiques environnementales qui nous intéressent », explique Sacha Bourgeois-Gironde, qui souhaite cultiver des synergies au sein de ces entités. « Nous sommes devenus tout récemment une équipe partenaire du Centre de formation sur l'environnement et la société de l’ENS. Notre spécificité, face à aux recherches scientifiques, relève de ce qu’on peut nommer l’ingénierie conceptuelle, c’est-à-dire l’élaboration de concepts et la mesure de leur pertinence, de leur justesse, et de leur utilité. Faut-il encore parler d’environnement, ou plutôt adopter dans le droit et dans la discussion plus ordinaire des concepts non-anthropocentriques ? La notion de bien-être peut-elle s’étendre à des entités non-animées ? Quelle pertinence et quelle utilité a le fait de territorialiser des espaces maritimes contigus par le moyen de dénominations géographiques particulières quand il apparaît qu’ils forment la même mer ? La crise écologique actuelle nous incite à réviser nos schèmes conceptuels relatifs à la nature ». Ce type d’approche, déjà propre à plusieurs autres équipes de l’Institut Jean Nicod, fait partie de la culture native de ce laboratoire multidisciplinaire, habitué à travailler les contributions réciproques entre philosophie et sciences cognitives. « Il était donc peut-être attendu que la philosophie et la cognition environnementales apparaissent à l’Institut ! » conclut le directeur d’équipe.

 

Entre réflexions académiques et actions de terrain : un séminaire en droit, économie et écologie théorique ouvert à tous

La création de l’équipe s’est accompagnée du lancement des séminaires Law and Economics of Nature, porté par Sacha Bourgeois-Gironde et Bruno Deffains, professeur en sciences économiques à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas. Le séminaire traite principalement des approches juridiques et économiques qui ont une appréhension fine des modèles écologiques pertinents, qu'il s'agisse de valeur de la biodiversité, de justice climatique, ou de gouvernance des océans ou des rivières.Emilie Flamme et Eva Wanek, étudiantes d’ECN à l’Institut Jean Nicod et chargées de l’organisation de ces séminaires, précisent qu’ils suivent une démarche transdisciplinaire entre droit, économie et écologie théorique. « Les sujets de chaque session reflèteront ce croisement entre différentes disciplines. Ce séminaire est destiné à un publique large d’étudiant·e·s intéressé·e·s, de professionnel·le·s du droit et de l’économie, d’acteur·trice·s du public, du privé et de porteur·euse·s de projets sur le terrain (ONG, Associations, Individuels). Avec ce séminaire nous cherchons à porter un regard sur les questions fondamentales de notre époque face à une nature qui change rapidement. Comment imaginer de nouveaux outils conceptuels et pratiques pour adapter nos systèmes en vue d’un monde plus durable ? »

Doctorantes
Eva Wanek et Emilie Flamme, étudiantes de la nouvelle équipe

Cette transdisciplinarité est particulièrement importante pour les jeunes étudiantes chercheuses.  « L'approche transdisciplinaire adoptée par ce groupe de recherche ouvre la voie à des approches novatrices de la gouvernance de la nature, notamment à une évolution vers des pratiques moins anthropocentriques » s’enthousiasme Eva Wanek. Pour Emilie Flamme, c’est d’ailleurs une des raisons qui ont motivé son intégration à l’équipe. « Cela permet d’élaborer un projet, comme la perception et la cognition légale d’un iceberg, et en même temps de collaborer avec des chercheurs et chercheuses internationales provenant de plusieurs disciplines. La deuxième raison est que notre équipe s’occupe de questions de terrain critiques comme celles de la préservation de la biodiversité, y compris océanique ».

Dans la démarche de l’équipe, un autre séminaire, porté par Roberto Casati est également en cours de constitution. Faisant intervenir plusieurs acteurs de terrains, philosophes, artistes, océanologues, il portera sur la philosophie de l’océan et ses représentations, qui ont été le reflet des sociétés qui le côtoient et l’origine d’actions et de politiques qu'il est aujourd'hui urgent d’examiner dans le contexte de l'Anthropocène.

 

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