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Mis à jour
28 juin 2021
IJN

La boite à biscuits de Mary Midgley

Ou comment révéler l’importance de la philosophie poétique et imagée de la penseuse britannique dans l'histoire de la philosophie du XXe siècle.


Entretien avec Jérôme Dokic et Margherita Arcangeli, philosophes et membres de l’IJN.
 

Le 4 juin dernier, l’Institut Jean-Nicod a accueilli une invitée bien particulière : la boite à biscuits de la philosophe Mary Midgley (1919-2018). Cet évènement était l’étape parisienne des « Notes from a Biscuit Tin », une série de rencontres commémorant et célébrant la vision philosophique et poétique de Mary Midgley - connue pour ses travaux sur la science, l'éthique et les droits des animaux - à l'occasion de ce qui aurait été son 100e anniversaire. Dans douze conversations à travers le monde (de Newcastle, en passant par Oxford, Liverpool, Londres, Kingston, New York, Tokyo, Sydney, Paris, Munich, Dublin et Durham), philosophes et poètes se sont rencontrés autour d'un poème composé spécialement pour l'occasion et récité en début de session. La boîte à biscuits a accompagné ce voyage et recueilli les poèmes et notes des différentes étapes. 

Pour son excursion parisienne, la boite a réuni autour d’elle Jérôme Dokic, directeur d’études à l’EHESS et membre de l’IJN, Alexandre Billon, maître de conférence à l’université de Lille, philosophe mais surtout poète pour l’occasion, et Margherita Arcangeli, maîtresse de conférence à l’EHESS et membre de l’IJN, venue partager son regard de « photographe-philosophe », de « photo-sophe ».

Mettre en lumière la contribution des femmes à la philosophie du XXe siècle 

C’est avec cette boîte que Mary a dispensé esprit, sagesse et biscuits au gingembre à ses visiteurs pendant plusieurs décennies. Après sa mort, la boite a été léguée par sa famille aux chercheuses en philosophie Rachael Wiseman (Université de Liverpool) et Clare MacCumhaill (Université de Durham), fondatrices de Women in parenthesis qui porte le projet des « Notes from a biscuit tin ».

Fondée en 2015, Women in Parenthesis étudie le corpus collectif d'un quatuor de philosophes composé de Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Mary Midgley et Iris Murdoch, devenues amies à l'Université d'Oxford pendant la Seconde Guerre mondiale. « Mary Midgley était aux premières loges des grandes heures de la philosophie analytique à Oxford dans les années 30, précise J. Dokic. Dans ses écrits, elle témoigne à la fois de son héritage analytique centré sur la philosophie du langage et d’une grande liberté de pensée qui la conduit souvent à adopter une distance critique à l’égard des pères fondateurs de cette tradition : George Edward Moore, Bertrand Russell ou Ludwig Wittgenstein. » A cette époque, un grand nombre de professeurs et d'étudiants se sont engagés dans la guerre, laissant pour la première fois à ces femmes un environnement universitaire où elles n'étaient, soudain, plus minoritaires.

A travers le voyage de cette boite à biscuits, les deux jeunes philosophes britanniques souhaitent remettre l’œuvre de ce quatuor, cas unique d'école philosophique exclusivement féminine, au centre de l’histoire de la philosophie du XXe siècle. « Une initiative salutaire et importante tant la place des femmes dans l’histoire de la philosophie a été sous-évaluée, salue J. Dokic.Par exemple, on ne retient de la philosophie des Lumières que les figures masculines, certes majeures, alors que de nombreuses femmes y ont contribué beaucoup plus discrètement notamment par leurs correspondances épistolaires. Mais beaucoup reste à faire pour jeter la lumière sur la philosophie pratiquée par les femmes, même indépendamment de la question controversée de savoir s’il y a une philosophie féminine. ». Un avis partagé par M. Arcangeli, qui qualifie la démarche de «  méritoire et nécessaire pour surmonter la discrimination de genre. ». La chercheuse admet d’ailleurs qu’avant sa participation, elle ne connaissait que superficiellement les travaux de Mary Midgley : « J’ai accepté de participer à la session pour mieux découvrir une philosophe que je connaissais à peine ; et je souligne une philosophe, car je suis tout à fait consciente d’avoir eu une éducation philosophique biaisée, centrée sur des figures masculines. »

Mary Midgley
Illustration de Mary Midgley et des différentes étapes de la boîte à biscuits sur le site des Notes from a biscuit tin (© 2021 Notes from a Biscuit Tin All Rights Reserved).

Une rencontre parisienne autour du thème du langage dans la philosophie de Mary Midgley

Les trois participants de la session parisienne se sont retrouvés pour parler du langage dans l’œuvre « Wisdom, Information and Wonder » de la philosophe Britannique. Pour J. Dokic, cette rencontre a été l’occasion de se pencher sur les écrits de Midgley sur le langage, qu’il avoue mal connaître. « L’invitation qui m’a été lancée d’organiser cette session a été l’occasion de combler cette lacune mais aussi de poursuivre une réflexion silencieuse que j’ai entamée depuis longtemps, qui concerne les relations orageuses entre philosophie et poésie ».

Cette réflexion a permis au philosophe d’établir un contraste entre deux attitudes complémentaires que le poète peut adopter à l’égard du langage : « D’une part, le poète peut chercher à décrire une expérience intime du monde qui précède l’écriture poétique. Comme le dit le poète Philippe Jaccottet, il ne s’agit pas pour le poète "d’analyser cette expérience, mais de la refaire en parlant, dans un état où la conscience claire et des mouvements plus obscurs s’associent pour le choix des mots". Dans cette opération, le poète peut se heurter aux limites du sens, et de la capacité du langage à rendre l’expérience même courante. D’autre part, le poète peut chercher à expérimenter directement avec le langage, parfois en inventant une langue poétique, qui serait différente, à plusieurs égards, de la langue de communication. »

La discussion avec le poète Alexandre Billon a d’ailleurs été fructueuse. Si les deux hommes se connaissait depuis un certain temps en tant que philosophes, J. Dokic a récemment découvert la production poétique de son confrère. « Je suis depuis longtemps un grand lecteur de poésie mais ai fait peu d’effort explicite pour mettre en rapport cet engouement avec mes activités académiques. L’organisation de la session parisienne m’a obligé à davantage de réflexivité à cet égard. Je crois qu’Alexandre a beaucoup apprécié notre conversation, et nous nous sommes promis de poursuivre notre collaboration, qui se concrétisera peut-être par un ouvrage à quatre mains ».

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Alexandre Billon (à gauche) et Jérôme Dokic (au centre), durant la session parisienne des Notes from a biscuit tin.

La pensée imagée de Mary Midgley : l’occasion d’une rencontre mêlant philosophie, poésie et photographie

Pour Mary Midgley, la poésie est nécessaire pour aider la philosophie à nous réveiller d’une dérive environnementale et mentale. Dans son livre « What is philosophy for ? » publié juste avant ses 99 ans, la philosophe alerte contre les mythes qui nous confortent dans l’idée que la marche inévitable de la technologie nous rend obsolètes et que notre avenir n'est plus entre nos mains. Pour elle, la philosophie et la poésie doivent s’unir contre ces mythes en créant des nouvelles histoires. Les deux philosophes de l’Institut Jean-Nicod insistent d’ailleurs sur l’usage remarquable d’analogies, de métaphores et d’images pédagogiques dans la réflexion philosophique de Midgley.

Cette idée évoque pour M. Arcangeli les écrits du philosophe napolitain Giordano Bruno, qui considère que les philosophes sont en quelque sorte des peintres et des poètes, et les poètes un peu peintres et philosophes. « Je pense que cette idée capture parfaitement le rapport qu’il devrait y avoir entre la philosophie, la poésie et les arts visuels. Des sujets moins évocateurs ou triviaux peuvent offrir des moments poétiques, qui peuvent s’exprimer par les mots ou par les images. Si la philosophie accompagne ce travail d’expression, nous pouvons, en effet, produire des outils narratifs qui augmentent notre acuité imaginative, en nous permettant ainsi de voir le monde à partir d’autres perspectives. »

J. Dokic de son côté explique être « très attaché à une conception de la philosophie comme une extension de la science, qui se réclame d’une méthodologie rigoureuse et dont la logique est « l’organon » (au sens aristotélicien, son outil) ». Il ajoute que« cette conception de la philosophie ne peut être mise en pratique qu’en faisant preuve d’une sensibilité aiguë aux limites du sens, qui séparent ce que l’on peut dire du non-sens. La même sensibilité est présente chez les poètes. Par conséquent, si je ne suis pas partisan de l’idée d’une continuité entre la philosophie et la poésie, la première ne saurait se passer de l’imagination et de l’inventivité linguistiques de la seconde. »

En voyage en Italie, M. Arcangeli n’a pas pu être présente pour photographier l’évènement, mais ses créations ont accompagné et illustré la discussion. « Nées dans les mêmes années, mon amour pour la photographie et mon attachement à la philosophie ont vite pris des chemins différents. La philosophie est devenue ma profession, ma vie publique, tandis que la photographie a été élue au rang de loisir préféré, de refuge privé. Néanmoins, un fil rouge a toujours lié ces deux dimensions de ma vie et mon parcours philosophique a renforcé et orienté mes recherches photographiques ».

Photographie
Sélection de photographies de M. Arcangeli, utilisées pour accompagner la rencontre parisienne des Notes from a biscuit tin. 

Pour la jeune philosophe, la photographie est « une image qui nous présente la forme d’un objet, telle qu'elle se donne à nos sens - ou comme ceux-ci sont en mesure de la percevoir. À travers mon travail photographique, j'essaie de montrer comment cette forme, en plus d'être vue, peut être recréée et imaginée autrement ». Grace à son objectif, elle explique essayer de nous désorienter, de nous pousser à trouver des significations nouvelles et surprenantes, en faisant souvent recours aux gros plans d’objets de plantes ou d’animaux. « Ils ne rendent pas visibles ce qui échappe à l’œil nu, mais font saillir des détails qui étaient déjà là hors du champ de l’attention. Mes photographies n’augmentent pas notre acuité visuelle mais, du moins je l’espère, notre acuité imaginative. Dans ce sens, la photographie m’offre des stimuli pour ma recherche philosophique sur l’imagination et la créativité. »

Après son étape parisienne, la boite est repartie en voyage pour provoquer de nouvelles rencontres, créatrice de ponts bienvenus et nécessaires entre artistes, chercheurs et société.

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