L’organisation spatiale de la vie universitaire en ligne : l'expérience d'un espace virtuel hétérotopique dans une réplique Gather.Town d'un laboratoire de recherche

[English version below]

Billet écrit en juillet 2021.

Une question récurrente s'est posée, lors des périodes de confinement pendant la pandémie, à ceux qui gèrent ou font partie d'une organisation comprenant plusieurs personnes, et dans laquelle une valeur ajoutée considérable provient du travail en équipe : Quand allons-nous redécouvrir la convivialité, les moments informels, les conversations de couloir, la possibilité d'ouvrir une porte et de résoudre un problème en deux minutes au lieu d'écrire de longs emails ? La vie virtuelle à laquelle nous nous sommes en partie habitués et résignés a certainement des avantages qui compensent la perte d'interaction, de la diminution du temps passé dans les transports publics ou les embouteillages, à la possibilité de créer des réunions avec des personnes éloignées géographiquement et que nous avons habituellement du mal à rencontrer. Mais cette compensation s'accompagne d'un sentiment de perte, aigu dans le cas d'activités académiques comme les séminaires universitaires. Après tout, on ne s'inscrit pas dans une faculté uniquement pour obtenir un diplôme, ou pour acquérir des compétences : on vise aussi la construction d'une communauté qui nous accompagnera tout au long de notre existence. Pour les étudiants, il se passe beaucoup de choses lorsque le cours est terminé : ils passent du temps à discuter de ce qu'ils viennent d'entendre, ils comparent leurs opinions. Et du point de vue de l'enseignant, ce n'est pas un hasard si une conception institutionnelle aussi ancienne que le séminaire a passé l'épreuve du temps. Certains de ces éléments peuvent être simulés sur Zoom & co, mais d'autres partent immanquablement en fumée.

Par exemple, quiconque a déjà assisté à un goûter en ligne après un séminaire connaît la gêne qui s'installe rapidement : vous ne pouvez évoquer que des sujets consensuels, des informations que vous pouvez évoquer sans risque en présence des personnes de la réunion. Le goûter Zoom force une publicité de chaque communication qui dénature le sens de la réunion, transformant la communication en un communiqué. Nous avons exploré d'autres solutions. L'une d'elles est gather.town (GT), qui utilise une métaphore spatiale pour les interactions sociales et communicationnelles. Sur GT, vous naviguez dans la reproduction d'un bureau à la manière d'un jeu vidéo grâce à un avatar que vous pouvez déplacer sur l'écran. Nous avons choisi de personnaliser un plan réel d'un étage de notre Institut, avec une représentation des espaces individuels de chacun. Le plan est topologiquement exact et préserve les angles et les distances relatives, mais déforme uniformément la taille des pièces. Il est également orienté de l'est vers le haut, pour faciliter la navigation à l'écran. Le mobilier virtuel est ajouté à partir d'une bibliothèque GT qui fournit un certain ancrage dimensionnel. En entrant dans GT, l'utilisateur déplace son avatar dans l'espace à l'aide des touches fléchées, comme dans les jeux vidéo anciens. Lorsque l'avatar d'une personne s'approche de celui d'un autre participant, la caméra et les microphones sont activés et un dialogue s'engage ; il suffit de s'éloigner pour interrompre la communication. Plusieurs personnes peuvent réunir leur avatar pour une conversation à plusieurs voix ; comme dans un « véritable » événement informel, on peut se déplacer et s'isoler, créer des petits groupes et des duos.

Certaines fonctionnalités standards des conférences à distance, comme l'activation d'un tableau blanc virtuel, ou le partage d'écran, sont disponibles. Une « carte de la carte » est également disponible sur demande, pour localiser les autres participants.

Comme le mouvement se fait dans l'espace, la carte est l'outil clé de GT. Bien sûr, la carte de GT ne ressemble pas à une carte publique traditionnelle, car vous ne l'utilisez pas pour tirer des conclusions sur le territoire représenté ou pour y naviguer. Mais si les espaces virtuels des jeux vidéo sont souvent imaginaires, celui-ci existe bel et bien dans la vie réelle. En effet, il représente un espace familier, temporairement inaccessible. En préservant sa structure spatiale, la carte permet à l'utilisateur de reproduire un certain nombre de comportements sociaux qui avaient lieu autrefois dans cet espace - dans l'Institut Nicod. Par exemple, elle vous permet de rencontrer votre conseiller en privé dans son bureau, puis de vous rendre dans une salle plus spacieuse pour une réunion plus animée. Nécessairement, ces comportements sociaux s'adaptent au nouveau cadre virtuel : lorsque vous marchez dans un couloir, une conversation s'engage automatiquement dès que vous vous approchez de quelqu'un. Pour éviter cela, vous devez activer le mode « ne pas déranger », en signalant aux autres utilisateurs que vous ne voulez ou ne pouvez pas engager une conversation.

Mais est-il obligatoire que la carte ressemble exactement au territoire ? Ne pourrait-on pas concevoir un espace complètement différent, par exemple avec une distribution spatiale différente, peut-être plus efficace que l'espace original - un « espace rêvé » ? Certes, nous pourrions expliquer le choix de créer un espace identique en raison d'un objectif : celui de permettre à un sentiment de nostalgie et d'attachement de s'installer. Ainsi, en utilisant la carte, vous vous imaginez implicitement marchant à nouveau dans ces couloirs et discutant dans ces pièces (alors que cela est impossible sur Zoom & Co). Cependant, cela peut aussi avoir des effets négatifs : comme nous l'avons mentionné, les utilisateurs disent parfois se sentir confus, car ils doivent se rappeler que la personne avec laquelle ils échangent n'est pas « réellement » dans la salle (physique). La question se pose de savoir si des effets secondaires comme celui-ci nous empêchent de tirer pleinement parti des avantages cognitifs offerts par la carte GT. Il est certain qu'en ayant une carte qui ne ressemble pas du tout à l'espace représenté, la virtualité de GT deviendra plus apparente, mais au prix de la perte du sentiment d'attachement et de nostalgie. Ainsi, nous comprenons que l'espace physique n'est plus seulement une nécessité, et n'est pas non plus un accessoire ou un luxe : c'est une façon d'organiser la représentation de la vie. Et si dans le passé nous avons surtout vu des formes d'oppression à l'œuvre dans l'architecture des entreprises, il vaut la peine d'étudier un peu plus en profondeur les avantages cognitifs, les économies mentales universelles qui résultent d'une bonne structuration des lieux physiques.

 

The spatial design of online academic life: experiencing a heterotopic virtual space in a Gather.Town replica of a research lab.

A recurrent question was raised during the lockdown phases of the pandemics, of those who manage or are part of an organization comprising several people, and in which considerable added value comes from teamwork: When will we rediscover conviviality, informal moments, corridor conversations, the possibility of opening a door and solving a problem in two minutes instead of writing long emails? The virtual life to which we have become partly accustomed and resigned certainly has some advantages that compensate for the loss of interaction, from the decrease in time spent in public transportation or traffic jams, to the possibility of creating meetings with people who are really far away and who we usually have difficulty reaching. But compensation comes with a sense of loss, acute in the case of academic activities like university seminars. After all, one does not enroll in a faculty just to get a degree, or to acquire skills: one is also focused on the building of a community that will accompany one throughout one's existence. For students, a lot happens when the class is over: they spend time discussing what they just heard, they compare their opinions. And from a teacher's perspective, it seems no accident that an institutional design as old as the seminar has passed the test of time. Some of this can be simulated on Zoom & co, but some of it just vanishes into thin air.

For example, anyone who has attended a post-seminar online snack knows the awkwardness that quickly sets in: you can utter only the things that you can safely tell everyone in the room. The Zoom snack forces a publicity of every communication that distorts the sense of the meeting, turning the communication into a communiqué. We've explored other solutions. One is gather.town (GT), which uses a spatial metaphor for social and communicative interactions. On GT, you navigate through a video game-like reproduction of an office thanks to an avatar that you can move around the screen. We chose to customize an actual map of a floor of our Institute, with a representation of everyone's individual spaces. The map is topologically accurate and preserves angles and relative distances, but uniformly distorts the size of the rooms. It is also East-up oriented, to facilitate onscreen navigation. Virtual furniture is added from a GT library which provides some dimensional anchoring. When entering GT, the user moves its avatar around the space with the help of arrow keys, like in vintage video games. When one's avatar approaches that of another participant, the camera and microphones are turned on and a dialogue begins; one just moves away to interrupt the communication. Multiple people can bring their avatar together for a multi-voice conversation; as in the "real" informal social event, one can move and seclude oneself, create huddles and duets.

Some standard functionalities or distant conferencing, such as the activation of a virtual whiteboard, or screen sharing, are available. A “map of the map” is also available on demand, to locate other participants.

 

As movement is in space, the map is the key tool of GT. Of course, the GT map is not like any standard, public map, as you don’t use it to draw inferences about or to actually navigate the represented territory. But if virtual spaces in video games are often imaginary, this one actually exists in real life. Indeed, it represents a familiar, temporarily inaccessible space. By preserving its spatial structure, the map makes it possible for the user to reenact a number of social behaviors that once used to take place in that space - in the brick-and-mortar Institut Nicod. For instance, it allows you to privately meet with your advisor in her office and then move to a more spacious room for a more crowded meeting. Necessarily, these social behaviors adapt to the new, virtual setting: as you walk in a corridor, a conversation will start automatically whenever you come close to someone. In order to avoid this, you need to activate the “do-not-disturb mode”, signaling other users that you don’t want or you can’t engage in a conversation.

But is it mandatory that the map resembles exactly the territory? Couldn’t we design a completely different space, for instance with a different spatial distribution, maybe more effective than the original one - a “desire space”? One might explain the choice of creating an identical space with the objective of allowing for a sense of nostalgia and attachment to settle in: by using the map, you are tacitly imagining what it would be like to walk again in those corridors and chat in those rooms (while this is impossible on Zoom & Co). However, this may also yield potentially negative effects: as mentioned, users report feeling confused from time to time, having to remind themselves that the person they are meeting is not actually in the real room. It is an open issue whether side effects such as the latter prevent us from making full use of the cognitive advantages provided by the GT map. Certainly, by having a map that doesn’t resemble the represented space, the virtuality of GT will become more apparent, but at the cost of losing the sense of attachment and nostalgia. Thus, we understand that physical space is no longer just a necessity and not yet an accessory or a luxury: it's a way of organizing the representation of life, and while in the past we've mostly seen forms of oppression at work in corporate architecture, it's worth investigating a bit more deeply the cognitive advantages, the mental savings for everyone created by a good structuring of physical places.

 

Pour en savoir plus/References :

 

Sur l'utilisation de GT dans les contextes de salle de classe :

Sur le lien entre le sentiment de présence et l'immersion :

  • Bystrom Karl-Erik, Barfield Woodrow, Hendrix Claudia, A Conceptual Model of the Sense of Presence in Virtual Environments, Présence : Teleoperators and Virtual Environments, 1999
  • Mantovani, F., Castelnuovo, G., The Sense of Presence in Virtual Training : Enhancing Skills Acquisition and Transfer of Knowledge through Learning Experience in Virtual Environments, in Riva G., D. F. (ed.), Being There: Concepts, Effects and Measurement of User Presence in Synthetic Environments, IOS Press, Amsterdam, 2003

 

La direction de l'image et du son vous recommande :

 

A propos de l'auteur: 

 

Roberto Casati est directeur d'études à l'EHESS et directeur de recherche au CNRS. Il est directeur de l'Institut Jean Nicod.

Pablo Fernandez-Velasco est doctorant à l'Institut Jean Nicod.

Valeria Giardino est chercheuse à l'Institut Jean Nicod.

Francesco Pierini est doctorant à l'Institut Jean Nicod.

Jade Nijman est étudiante en master de Philosophie à l'Institut Jean Nicod.