Apprendre à (mieux) imaginer

Quand le soupçon se tourne vers l’intérieur, vers notre esprit, la première capacité à être mise en accusation est souvent l’imagination. « [C]ette maîtresse d’erreur et de fausseté […]. Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses », Pascal [1] nous avait mis en garde.

Peut-être animée par la pensée pascalienne, une réceptionniste du consulat italien répondit, à ma question rhétorique « J’imagine que mon train de vendredi ne partira pas » : « N’imaginez pas, s’il y a un moment où il faut arrêter d’utiliser son imagination, c’est bien celui-là ». C’était en mars 2020, au début du premier confinement.

Pourquoi, en pleine pandémie, ne serait-il pas le moment d’imaginer ? Pourquoi une telle méfiance envers l’imagination ?

L’imagination est souvent considérée comme détachée de la réalité, une pratique ludique, voire frivole, qui sert à se distraire, à s’échapper de l’ennui ou des tracas de la vie quotidienne. Bref, une amie fêtarde, plutôt qu’une bonne conseillère. Ce qui la rend peu fiable, c’est sa prétendue liberté illimitée : il n’y aurait pas de limites à notre imagination, qui peut transcender nos expériences et nos connaissances, l’ici et le maintenant, pour nous transporter dans un autre monde.

Lors d’une crise, comme une pandémie, il faut l’affronter et non pas la fuir. L’imagination nous offre un monde où les manques de la réalité sont comblés, mais il n’est qu’illusoire. Par conséquent, nous devons résister aux tentations de l’imagination. Nous devons éviter de sauter des faits, des croyances rationnelles à l’imagination. Richard Hofstadter soulignait que « ce qui distingue le style paranoïaque n’est donc pas l’absence de faits vérifiables […], mais plutôt ce curieux saut dans l’imagination qui se produit toujours à un moment décisif de la description des événements ». [2]

« Dans l’imagination » : et si le déraillement narratif, qui conduit au style paranoïaque, se produisait dans la reconstruction imaginative des faits, mais pas nécessairement à cause de l’imagination ? L’idée est qu’il n’existe pas de transition nette entre la croyance et l’imagination et que le pourquoi, ou la cause, de ce « saut » reste une question ouverte : non seulement le déraillement, mais tous les rails demeurent dans le domaine de l’imagination. Celle-ci ne serait pas seulement chargée de produire des rêveries, des faux pas, mais aurait un rôle épistémique important en produisant, de concert avec la croyance, le récit dans son intégralité.

Ici c’est une autre facette de l’imagination qui nous est révélée. Il est indéniable qu’elle sous-tend les activités ludiques, qui nous permettent de mettre entre parenthèses la vie quotidienne, telles que la rêverie et les jeux de faire semblant. Néanmoins, l’imagination est aussi un guide dans notre vie quotidienne, « car c’est le moyen par lequel nous résolvons les problèmes, nous nous organisons, nous trouvons de meilleures solutions, mais aussi nous nous remettons en question, nous nous réinventons ». Ce sont les mots éloquents rapportés par un doctorant après avoir assisté à un cours d’introduction sur le thème de l’imagination. Avant le cours, de l’aveu même du chercheur, il était convaincu que l’imagination était inutile, dissociée du monde réel, un simple passe-temps récréatif.

Comment l’amie fêtarde peut-elle aussi être une confidente sur laquelle compter ? Le fait est que l’imagination n’est pas si libre qu’on le pense. Bien que nous puissions mettre entre parenthèses une partie de ce que nous croyons dans notre imagination, nos actes imaginatifs reposent dans une large mesure sur nos connaissances et nos attitudes personnelles. Des études expérimentales ont montré, par exemple, que si l’on nous demande d’imaginer et de décrire des créatures extraterrestres, nous avons tendance à préserver les principales caractéristiques (par exemple, les yeux) que possèdent les animaux terrestres. [3]. Pour citer un autre cas, les adultes comme les enfants, lorsqu’on leur présente une histoire fictive, sont enclins à combler les lacunes du récit avec leurs propres croyances. [4]

Loin de la démythifier, prendre conscience que l’imagination a ses limites, et quelles sont ces limites, est un premier pas vers une utilisation plus consciente de ce puissant outil que nous, les humains (et peut-être certains animaux non humains), possédons. L’imagination a été définie comme une capacité projective, qui nous permet « de nous projeter dans une autre situation et de voir, ou de penser, le monde sous un autre angle ». [5]  En jouant (et pas nécessairement dans un sens ludique) avec l’imagination et ses contraintes, nous pouvons enrichir et actualiser notre modèle de la réalité. Cela rompt avec un autre faux mythe concernant notre amie : croire qu’il s’agit d’un don-capacité que l’on a ou que l’on n’a pas, et ce que l’on a, on le garde pour toujours. Rien n’est plus faux : l’imagination est une compétence que nous possédons tous, mais qui doit être entretenue et maintenue en forme.

Ainsi, la paranoïa et le complotisme sont combattus par la même force qui les nourrit : l’imagination. La réponse au style paranoïaque n’est pas « s’en tenir aux faits et arrêter d’imaginer », mais « apprendre à mieux imaginer » – c’est-à-dire, à connaître les contraintes, à utiliser les bons paramètres pour les exploiter, en essayant éventuellement de dépasser certaines limites. Il est donc temps d’imaginer plutôt que de soupçonner indûment notre imagination.

 

Ce billet s’inspire de l’essai « Tempo di immaginare » [Temps d’imaginer] publié dans le pamphlet Gli uccelli ci spiano [Les oiseaux nous espionnent] de Giuseppe Civati (People, 2022).

 


[1]     Pensées, §2 #82.

[2]     Richard Hofstadter, Le style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, François Bourin Editeur 2012, p. 84 – mes italiques. J’ai pris la liberté de remplacer l’« imaginaire » de la traduction française par « imagination », afin de rapprocher le texte à l’original d’Hofstadter.

[3]     Voir l’étude classique Brédart, S., Ward, T. B., & Marczewski, P. 1998, “Structured imagination of novel creatures’ faces”, The American journal of psychology, 111: 607–625.

[4]     Voir, par exemple, Harris, P. L., L’imagination chez l’enfant : son rôle crucial dans le développement cognitif et affectif, Retz, 2007.

[5]     Currie, G., & Ravenscroft, I., Recreative Minds, Clarendon Press, 2002, p. 1.

A propos de l'auteur: 

Margherita Arcangeli est philosophe, maîtresse de conférences à l’EHESS, membre de l’Institut Jean Nicod. Spécialiste de l’imagination, ses recherches portent également sur les expériences de pensée, la mémoire et le sublime.